8

 

Pour Roland, le trajet du coin de la 2e Avenue et de la 54e Rue au croisement de la 56e fut comme un voyage en pays inconnu, un pays auquel il n’avait qu’à moitié cru, jusqu’à présent. Et comme ce doit être plus étrange encore, pour Jake, se dit-il. Le clochard qui avait demandé un quarter à Jake avait disparu, mais le restaurant près duquel il s’était assis était toujours là : Marna Chow-Chow. Il se trouvait au coin de la 52e. Quelques mètres plus loin se trouvait le disquaire, Tower of Power. Il était toujours ouvert – selon une horloge suspendue qui donnait l’heure en gros points lumineux, il était huit heures quatorze du soir. Un fracas se déversait dehors, par la porte ouverte. De la guitare et de la batterie. De la musique de ce monde. Elle lui rappela la musique sacrificielle jouée par les Gris, dans la cité de Lud, et quoi d’étonnant à ça ? Cette ville était Lud, sous une forme tordue, d’un autre et d’un autre quand, mais Lud tout de même. Il en était certain.

— C’est les Rolling Stones, dit Jake. Mais pas le même morceau que le jour où j’ai vu la rose. Ce jour-là, c’était « Paint in Black ».

— Et celle-là, tu ne la reconnais pas ? demanda Eddie.

— Si, mais impossible de me souvenir du titre.

— Oh, tu devrais, pourtant. C’est « Nineteenth Nervous Break-down[2] ».

Susannah s’immobilisa, regarda autour d’elle.

— Jake ?

Le garçon acquiesça.

— Il a raison.

Pendant ce temps, Eddie avait repêché un morceau de journal près de la barrière de sécurité devant la porte de Tower of Power. Une page du New York Times, pour être précis.

— Mon chou, ta maman ne t’a jamais appris que se rouler dans le caniveau n’est pas l’occupation préférée des gens comme il faut ? demanda Susannah.

Eddie ignora la remarque.

— Regardez ça. Regardez !

Roland se pencha le plus près possible, s’attendant presque à apprendre l’arrivée d’un nouveau fléau, mais il n’y avait là rien d’aussi monstrueux. Enfin, à première vue.

— Lis-moi ce que ça dit, demanda Roland. Les lettres n’arrêtent pas de danser. Je pense que c’est parce qu’on est vaadasch – pris entre…

LES FORCES RHODÉSIENNES MAINTIENNENT LEUR EMPRISE SUR LES VILLAGES DU MOZAMBIQUE, lut Jake. DEUX ATTACHÉS DE CARTER ANNONCENT UNE ÉCONOMIE DE PLUSIEURS MILLIARDS SUR LE PLAN D’AIDE.

— Et là, en bas : LA CHINE RÉVÈLE QUE LE TREMBLEMENT DE TERRE DE 1976 EST LE PIRE QUE LE PAYS AIT CONNU DEPUIS QUATRE SIÈCLES. Et puis aussi…

— Qui c’est, ce Carter ? demanda Susannah. Est-ce qu’il était président… avant Ronald Reagan ?

Elle accompagna les deux derniers mots d’un énorme clin d’œil. Jusqu’ici, Eddie n’avait pas réussi à la convaincre que Reagan avait été élu. Elle ne croyait pas Jake non plus quand il lui disait que, même si ça avait l’air dingue, ça n’était pas forcément impossible, vu qu’il avait été gouverneur de Californie. Ce à quoi Susannah avait répondu en éclatant de rire et en hochant la tête, comme si elle lui donnait une bonne note en expression écrite. Elle savait qu’Eddie avait dressé Jake pour qu’il soutienne son histoire à dormir debout, alors pas question de se laisser piéger. Elle était prête à voir Paul Newman élu président, peut-être même Henry Fonda, qui avait tout à fait le physique du rôle dans Point Limite, mais l’acteur de la série Les Jours de la Vallée de la Mort ? Plutôt mourir.

— Oublie Carter, fit Eddie. Regardez la date.

Roland essaya de la lire, mais les mots dansaient toujours. Au moment où il voyait apparaître les Grandes Lettres qu’il parvenait à lire, tout se dissolvait de nouveau en charabia.

— Alors, cette date, au nom de ton père ?

— Le 2 juin, dit Jake.

Il regarda Eddie.

— Si le temps est le même ici que de l’autre côté, est-ce qu’on ne devrait pas être le 1er juin ?

— Mais il n’est pas le même, fit Eddie avec détermination. Le temps passe plus vite, de ce côté-ci. La partie continue. Et le chrono tourne vite.

Roland réfléchit une seconde.

— Si nous revenons ici, chaque fois la date aura avancé, n’est-ce pas ?

Eddie hocha la tête.

Roland reprit, pour lui-même autant que pour les autres.

— Pour chaque minute que nous passons de l’autre côté – du côté de La Calla – c’est une minute et demie qui passe ici. Peut-être même deux.

— Non, pas deux, fit Eddie. Je suis sûr que ça ne passe pas double.

Mais le regard gêné qu’il posa sur la date du journal suggérait plutôt qu’il n’en était pas sûr du tout.

— Admettons que tu aies raison, dit Roland, tout ce qu’il nous reste à faire maintenant, c’est à avancer.

— Jusqu’au 15 juillet, ajouta Susannah. Quand Balazar et ses gorilles passeront aux choses sérieuses.

— Peut-être qu’on devrait laisser ces types de La Calla se débrouiller avec leurs affaires, suggéra Eddie. Ça ne me fait pas plaisir à dire, Roland, mais c’est peut-être ce qu’on devrait faire.

— On ne peut pas faire une chose pareille, Eddie.

— Et pourquoi ?

— Parce que Callahan a la Treizième Noire, répondit Susannah. Et notre aide et le prix à payer pour l’obtenir. Et il nous la faut.

Roland secoua la tête.

— Il la donnerait de toute façon – je croyais avoir été clair, à ce sujet. Il est terrifié.

— Ouais, confirma Eddie. C’est aussi l’impression que j’ai eue.

— Nous devons les aider car c’est la Voie d’Eld, dit Roland à Susannah. Et parce que la voie du ka est toujours la voie du devoir.

Il crut voir une étincelle tout au fond de ses yeux, comme s’il avait dit quelque chose de drôle. Il se dit que ce devait être le cas, mais ce n’était pas Susannah que cela amusait. C’était soit Detta soit Mia. La question était : laquelle des deux ? Ou bien les deux, qui sait ?

— Je déteste l’ambiance, ici, dit Susannah. Ce sentiment de noirceur.

— Ça ira mieux au terrain vague, glissa Jake.

Il reprit son chemin, et les autres le suivirent.

— La rose arrange tout. Tu vas voir.

 

 

9

 

 

En traversant la 50e, Jake pressa le pas. Passée la 49e, il se mit à trottiner. Au croisement de la 2e Avenue et de la 48e Rue, il courait franchement. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Il fut aidé par un feu PASSEZ PIÉTONS, mais ce dernier passa au rouge dès qu’il eut atteint le trottoir d’en face.

— Jake, attends un peu ! lui lança Eddie, mais Jake ne ralentit pas.

Peut-être ne le pouvait-il pas. Eddie sentait bien cette attraction étrange ; Roland et Susannah aussi. Il y avait comme une mélodie qui montait dans l’air, douce et assourdie. Tout le contraire de cette obscurité qui les entourait de toute sa laideur.

La petite mélodie rappela à Roland des souvenirs de Mejis et de Susan Delgado. Des souvenirs de baisers échangés sur un tapis d’herbe fraîche.

Susannah se revit petite, avec son père, grimpant sur ses genoux et posant la peau douce de sa joue contre le tissu rugueux de son pull à lui. Elle se rappela comment elle fermait les yeux et inspirait profondément cette odeur qui était la sienne, et rien que la sienne : ce mélange de tabac de pipe et de vétiver, et la pommade camphrée qu’il se frottait sur les poignets, depuis que les premières atteintes de l’arthrite l’avaient saisi à l’âge scandaleux de vingt-cinq ans. Pour elle, la signification de ces parfums mêlés était : tout va bien.

Quant à Eddie, il se remémora une escapade à Atlantic City, quand il était tout petit, cinq ou six ans tout au plus. C’était leur mère qui les avait emmenés, et dans l’après-midi, elle et Henry étaient allés acheter des glaces. Mme Dean avait montré du doigt la promenade de planches et avait dit : Tu vas poser tes fesses là-bas, Monsieur le Dur, et tu vas me faire le plaisir de ne pas bouger jusqu’à ce qu’on revienne. C’est ce qu’il avait fait. Il aurait pu rester assis là toute la journée, à contempler la plage grise qui descendait doucement jusqu’à l’océan. Les mouettes s’interpellaient, tournoyant juste au-dessus de l’écume. Chaque fois qu’une vague se retirait, elle laissait derrière elle une large bande brune et glissante, qui miroitait tellement qu’il avait du mal à la regarder sans plisser les yeux. Le bruit du ressac était assourdissant, pourtant il le berçait. Je pourrais rester ici pour toujours, s’était-il dit. Je pourrais rester ici pour toujours parce que c’est beau, paisible… on est bien. Ici tout est bien.

Et c’est ce qu’ils ressentaient le plus vivement, tous les cinq (car Ote n’était pas en reste) : le sentiment de quelque chose de beau et de merveilleusement bien.

Sans même se concerter du regard, Roland et Eddie saisirent Susannah par les coudes. Ils soulevèrent ses pieds nus du sol et la portèrent au-dessus du trottoir. Au coin de la 47e, ils allaient à contre sens de la circulation, mais Roland brandit la main dans la lumière des phares et cria : Aïle ! Arrêtez-vous, au nom de Gilead !

Et ils s’arrêtèrent. Il y eut des crissements de freins, le choc mat d’un pare-choc avant qui emboutit un pare-choc arrière, des tintements de bris de verre qui dégringolent, mais ils s’arrêtèrent. Roland et Eddie traversèrent sous les feux des phares et la cacophonie des klaxons, Susannah entre eux, ses pieds retrouvés (et déjà très sales) suspendus dix centimètres au-dessus de la chaussée. Ce sentiment de bonheur et de bien-être alla en s’accentuant lorsqu’ils approchèrent du croisement de la 2e Avenue et de la 47e Rue. Roland sentit la petite musique de la rose battre à tout rompre dans ses veines.

Oui, pensa-t-il. Par tous les dieux, oui. Nous y voilà. Peut-être pas directement à la porte vers la Tour Sombre, mais à la Tour elle-même. Grands dieux, quelle force elle a ! Cette attraction ! Cuthbert, Alain, Jamie – si vous pouviez voir ça !

Jake se tenait au croisement de la 2e Avenue et de la 46e Rue, et il contemplait une palissade de bois d’environ deux mètres de haut. Les larmes ruisselaient sur ses joues. De l’obscurité derrière la barrière montait une mélodie forte et harmonieuse. Un chœur de voix. Chantant une même note, à l’unisson. Voici le oui, disaient les voix. Voici le possible. Voici le bon tournant, l’heureuse rencontre, la fièvre qui tombe juste avant l’aube et qui vous rend votre calme. Voici le vœu exaucé et l’œil compréhensif. Voici la tendresse qu’on vous a donnée et que vous avez appris à transmettre. Voici le bon sens et la clarté que vous croyiez perdus. Ici, tout est bien.

Jake se tourna vers eux.

— Vous sentez ? demanda-t-il. Vous le sentez ?

Roland acquiesça. Ainsi qu’Eddie.

— Suze ? demanda le garçon.

— C’est presque la chose la plus merveilleuse du monde, n’est-ce pas ? répondit-elle.

Presque, pensa Roland. Elle a dit presque. Et le fait qu’elle se caressait le ventre en disant cela ne lui échappa pas non plus.

 

 

10

 

Toutes les affiches se trouvaient bien là, comme dans le souvenir de Jake – Olivia Newton-John au Radio City Music Hall, G. Gordon Liddy et les Inepties dans une salle du nom du Mercury Lounge, un film d’horreur intitulé La Guerre des zombies, INTERDICTION DENTRER. Mais…

— Ça, ça n’est pas pareil, dit-il en désignant un graffiti rose foncé. Il est de la même couleur, et vu la forme des lettres, on peut penser qu’il a été fait pas la même personne, mais la dernière fois que je suis venu, c’était un poème sur la Tortue. « Vois la TORTUE comme elle est ronde ! Sur son dos repose le monde ». Puis venait un truc, sur le fait de suivre le Rayon.

Eddie s’approcha et lut à haute voix :

— « Oh, SUSANNAH-MIO, ma chérie divisée, a garé son SEMI-CEMORQUE dans son COCHON du SUD, l’année 99 ».

Il se tourna vers Susannah.

— Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Suze ? Une idée ?

Elle secoua la tête. Elle avait les yeux écarquillés. Par la peur, se dit Roland. Mais laquelle de ces femmes avait peur ? Impossible à dire. Tout ce qu’il savait, c’est qu’Odetta Susannah Holmes était divisée depuis le début, et que « mio » ressemblait beaucoup à « Mia ». La mélodie montant de l’obscurité derrière la palissade rendait toute réflexion difficile. Il voulait se rendre à la source de cet air, tout de suite. C’était pour lui un besoin, comme pour un homme mourant de soif d’aller vers l’eau.

— Allons-y, dit Jake. On peut l’escalader facilement.

Susannah baissa les yeux vers ses pieds nus et sales et recula d’un pas.

— Pas moi. Je ne peux pas. Pas sans chaussures.

Ce qui paraissait parfaitement logique, mais Roland soupçonna qu’il y avait autre chose. Mia ne voulait pas entrer là. Mia sentait que quelque chose d’horrible pourrait se produire, si elle entrait. Pour elle et pour son bébé. L’espace d’une seconde, elle fut sur le point de forcer le destin, de laisser la rose s’occuper à la fois de la chose qui grandissait en elle et de cette nouvelle personnalité difficile et si forte que Susannah avait débarqué avec les jambes de Mia.

Non, Roland. Ç’était la voix d’Alain. Alain, lui qui avait toujours été le plus fort, avec le shining. Ce n’est ni le lieu, ni le moment.

— Je reste avec elle, dit Jake.

Dans sa voix perçait un regret immense, mais pas une once d’hésitation, et Roland ressentit de plein fouet son amour pour ce garçon qu’il avait laissé mourir. C’est de cet amour que parlait le chant de cette vaste voix ; il l’entendait bien. Parlait-il aussi du simple pardon plutôt que du chemin chaotique de l’expiation ? Oui, c’est en tout cas ce qu’il lui semblait.

— Non, dit Susannah. Vas-y, mon chou. Ça va aller – elle leur adressa un sourire à tous – C’est aussi ma ville, vous savez. Je peux me prendre en charge. De plus – elle baissa la voix, comme pour leur confier un grand secret – il me semble qu’on est comme qui dirait invisible.

Eddie la contempla une fois de plus avec cet air intrigué, comme se demandant comment elle pouvait ne pas les accompagner, pieds nus ou pas pieds nus, mais cette fois, Roland ne s’en inquiéta pas. Le secret de Mia était en sécurité, du moins pour le moment : l’appel de la rose était trop fort pour qu’Eddie réussisse à penser à quoi que ce soit d’autre. Il n’en pouvait plus d’attendre.

— On devrait rester groupés, fit Eddie avec réticence. Comme ça, on ne se perdra pas, au moment de rentrer. C’est toi-même qui l’as dit, Roland.

— Quelle distance, d’ici à la rose, Jake ? demanda Roland.

Avec cet air qui lui chantait aux oreilles comme une brise, il lui était difficile de parler. De réfléchir, aussi.

— Elle est à peu près au milieu du terrain vague. Disons cinquante mètres, peut-être moins.

— À la seconde où on entend le carillon, dit Roland, on se précipite vers la palissade, vers Susannah. Tous les trois. D’accord ?

— D’accord, fit Eddie.

— Tous les trois, avec Ote, ajouta Jake.

— Non, Ote reste avec Susannah.

Jake fronça les sourcils, visiblement peu enchanté par cette perspective. Roland s’y attendait.

— Jake, Ote aussi est pieds nus… et tu n’as pas dit qu’il y avait du verre brisé, de l’autre côté ?

— Ouais, ouais…

D’un ton réticent, en se faisant presque prier. Puis il mit un genou en terre et planta son regard dans les yeux cerclés d’or d’Ote.

— Tu restes avec Susannah, Ote.

— Ote ! Este !

Ote reste. Jake acquiesça. Il se releva, se tourna vers Roland et hocha la tête.

— Suze ? demanda Eddie. Tu es bien sûre ?

— Oui, fit-elle avec conviction, sans hésiter une seconde.

Roland était désormais presque certain que c’était Mia qui dirigeait tout, qui tirait les ficelles et qui tenait les manettes. Presque. Même maintenant il n’était pas catégorique. L’air de la rose lui rendait toute réflexion impossible, hormis cette certitude que tout – oui, tout – pourrait aller bien.

Eddie acquiesça, l’embrassa au coin de la bouche, puis s’avança vers la palissade ornée de son étrange poème : Oh, SUSANNAH-MIO, ma chérie divisée. Il entrelaça ses doigts pour en faire un marchepied. Jake prit appui, se souleva dans l’air, et disparut comme un souffle de vent.

— Ake ! cria Ote.

Puis il se tut et s’assit aux pieds nus de Susannah.

— À ton tour, Eddie, fit Roland.

Il entrelaça les doigts qui lui restaient, comptant faire pour Eddie ce que ce dernier avait fait pour Jake, mais Eddie attrapa simplement le rebord de la palissade et sauta par-dessus. Le camé que Roland avait rencontré pour la première fois dans un avion atterrissant à Kennedy Airport aurait été bien incapable d’une chose pareille.

— Restez où vous êtes, vous deux, dit Roland.

On aurait pu penser qu’il s’adressait à la femme et au bafouilleux, mais ses yeux étaient posés uniquement sur elle.

— On va très bien s’en sortir, répondit-elle en se penchant pour caresser la fourrure soyeuse d’Ote. Pas vrai, mon grand ?

— Ote !

— Va voir ta rose, Roland. Tant que tu le peux encore.

Roland lui adressa un regard pensif, puis attrapa à son tour le haut de la palissade. Il disparut en une seconde, laissant Susannah et Ote seuls au carrefour le plus animé et le plus vital de tout l’univers.

 

 

11

 

Il lui était arrivé d’étranges choses, pendant qu’elle attendait.

En venant, près du disquaire Tower of Power, ils étaient passés devant une grosse horloge qui donnait alternativement l’heure et la température. 8:27, 22°, 8:27, 22°, 8:27, 22°. Puis, tout à coup, elle afficha 8:34, 22°, 8:34, 22°. Elle ne l’avait pas quittée du regard une seule seconde, elle l’aurait juré. Peut-être qu’il y avait un problème avec le mécanisme ?

Ça doit être ça, se dit-elle. Quoi d’autre, sinon ? Rien du tout. Mais pourquoi tout paraissait-il soudain différent ? Tout avait l’air différent. C’est peut-être mon mécanisme à moi qui a un problème.

Ote se mit à gémir et tendit son long cou vers elle. Et c’est alors qu’elle comprit pourquoi tout lui paraissait différent. En plus d’avoir fait disparaître sept minutes, le monde avait retrouvé son ancienne perspective, une perspective qu’elle ne connaissait que trop bien. Avec un centre de gravité plus bas. Elle était plus près d’Ote parce qu’elle était plus près du sol. Les mollets et les pieds splendides qu’elle avait découverts au bout de ses moignons en ouvrant les yeux à New York avaient disparu.

Comment était-ce arrivé ? Et quand ? Pendant ces sept minutes manquantes ?

Ote gémit de nouveau. Cette fois-ci, il s’agissait presque d’un aboiement. Il regardait derrière elle, dans le sens opposé. Elle se retourna. Une demi-douzaine de personnes traversaient la 46e Rue et s’avançaient vers eux. Cinq d’entre elles étaient normales. La sixième était une femme blanche, vêtue d’une robe tachée de mousse. Ses orbites étaient vides et noires. On aurait dit que sa bouche béante pendait jusque sur sa poitrine et, sous les yeux de Susannah, un asticot vert rampa sur la lèvre inférieure. Ceux qui l’entouraient lui faisaient de la place, comme l’avaient fait les passants de la 2e Avenue pour Roland et ses amis. Dans les deux cas, se dit Susannah, les promeneurs normaux avaient ressenti quelque chose de pas ordinaire et s’étaient écartés. Sauf que cette femme n’était pas vaadasch.

Cette femme était morte.

 

 

12

 

À mesure qu’ils avançaient tous les trois en trébuchant au milieu des déchets et des briques qui jonchaient le sol du terrain vague, la mélodie allait croissant. Comme auparavant, Jake vit des visages dans tous les recoins et les zones d’ombre. Il vit Gasher et Hoots, l’Homme Tic-Tac et Flagg ; il vit Eldred Jonas, Depape et Reynolds. Il vit son père, sa mère et Greta Shaw, la gouvernante, qui ressemblait un peu à Edith Bunker, de la télé, et qui n’oubliait jamais de couper la croûte du pain quand elle lui faisait des sandwichs. Greta Shaw, qui l’appelait parfois ’Bama, bien que ce fût un secret, rien qu’entre elle et lui.

Eddie vit des habitants de son ancien quartier : Jimmie Polio, le gamin au pied-bot, et Tommy Fredericks, qui devenait fou dès qu’il regardait les gosses jouer au base-ball dans la rue, à tel point qu’il faisait toujours des grimaces horribles et que tout le monde l’appelait Tommy Halloween. Il y avait aussi Skipper Brannigan, qui en serait venu aux mains avec Al Capone lui-même – si Al Capone avait commis la grossière erreur de se pointer dans leur quartier –, et Csaba Drabnik, ce Putain de Hongrois Fou. Dans une pile de briques cassées, il vit le visage de sa mère, et l’éclat de ses yeux, recréé par le scintillement des tessons de verre d’une bouteille de jus de fruit. Il vit son amie, Dora Bertollo (que tous les gamins du voisinage appelaient Nibards Bertollo, parce qu’elle en avait de vraiment gros, aussi gros que des putains de pastèques). Et bien sûr, il vit Henry. Henry qui se tenait au loin, dans l’ombre, à l’observer. Seulement, au lieu de ronchonner comme à son habitude, Henry souriait, et il avait l’air net. Il tendait la main et semblait dresser le pouce vers le haut, comme pour dire : continue, et c’est la voix d’Henry Dean qu’Eddie entendit murmurer : Continue, Eddie, montre-leur un peu qui tu es. Est-ce que je leur ai pas dit, à ces gars ? Quand on était derrière chez Dahlie, à fumer les cigarettes de Jimmie Polio, est-ce que je leur ai pas dit ? « Mon p’tit frérot, il serait capable de vendre un frigo à un esquimau », j’ai dit. Pas vrai ? Si. Si, il l’avait dit. Et c’est ce que j’ai toujours ressenti, murmurait la mélodie. Je t’ai toujours aimé. Il est arrivé que je te critique, mais je t’ai toujours aimé. T’étais mon p’tit bonhomme.

Eddie se mit à pleurer. Et c’étaient de bonnes larmes.

Roland, lui, vit tous les spectres de sa vie, dans ce champ de ruines jonchés de débris, depuis sa mère et son amah-de-lait, jusqu’à leurs visiteurs de Calla Bryn Sturgis. Et tandis qu’ils marchaient, cette impression que tout était bien alla en s’accentuant. Ce sentiment que toutes les décisions difficiles qu’il avait eues à prendre, toutes les douleurs, les deuils et le sang versé, que tout ça n’avait pas été en vain, au bout du compte. Qu’il y avait une raison. Qu’il y avait un but. Qu’il y avait de la vie et de l’amour. Il entendit tout ça dans la chanson de la rose, et lui aussi se mit à pleurer. Presque avec soulagement. Le voyage avait été dur, jusqu’ici. Beaucoup avaient péri en chemin. Pourtant, ici, ils étaient vivants ; ici, ils chantaient avec la rose. Sa vie n’avait pas été qu’un rêve stérile, après tout.

Ils se donnèrent la main et continuèrent d’avancer tant bien que mal, s’entraidant pour éviter les planches hérissées de clous et ces trous dans lesquels la cheville se retrouvait si facilement foulée ou cassée. Roland ne savait pas si on pouvait se casser quelque chose pendant le vaadasch, mais il n’était pas pressé de le découvrir.

— Ça vaut toutes les épreuves, dit-il d’une voix rauque.

Eddie acquiesça.

— Je ne m’arrêterai jamais, à présent. Même si je mourais, je ne m’arrêterais pas.

Jake fit une boucle avec son pouce et son index en signe d’approbation, et il éclata de rire. Le son fut doux aux oreilles de Roland. Il faisait plus sombre ici que dans la rue, mais les réverbères orange suffisaient à les éclairer. Jake désigna du doigt une pancarte entassée sur une pile de planches.

— Vous voyez ça ? C’est l’enseigne de l’épicerie. C’est moi qui l’ai sortie des mauvaises herbes. C’est pour ça qu’elle est là.

Il balaya les alentours du regard, puis pointa le doigt dans une autre direction.

— Et regardez !

Cette pancarte-là était toujours debout. Roland et Eddie se retournèrent pour la lire. Bien qu’aucun d’eux ne l’eût déjà vue, ils ressentirent néanmoins une forte impression de déjà-vu.

 

LES CHANTIERS MILLS ET SOMBRA PROMOTION

POURSUIVENT LA RÉNOVATION DE MANHATTAN !

BIENTÔT SUR CET EMPLACEMENT :

LA RÉSIDENCE DE LA BAIE DE LA TORTUE !

RENSEIGNEMENTS AU 661-6712 !

APPELEZ-NOUS, VOUS NE LE REGRETTEREZ PAS !

 

Comme Jake le leur avait dit, la pancarte avait l’air ancienne et avait sérieusement besoin d’être rafraîchie – ou remplacée. Jake s’était rappelé le graffiti en travers de la pancarte et Eddie se rappelait la description que Jake en avait faite, non pas pour une signification particulière, mais simplement parce qu’il était étrange. Et il était bien là, comme prévu : BANGO SKANK. La carte de visite d’un tagueur disparu depuis longtemps.

— J’ai l’impression que le numéro de téléphone n’est pas le même, remarqua Jake.

— Ah ouais ? demanda Eddie. C’était quoi, l’ancien ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Alors, comment tu peux être sûr qu’il est différent ?

En d’autres circonstances, ce genre de questions aurait sans doute irrité Jake. Mais à présent, apaisé par la proximité de la rose, il se contenta de sourire.

— Je ne sais pas. Je ne peux pas en être sûr. Mais il a l’air différent. Comme l’ardoise dans la vitrine de la librairie.

Roland l’entendait à peine. Il avançait parmi les piles de briques, de planches et d’éclats de verre, avec ses vieilles bottes de cow-boy, les yeux brillants, même dans l’obscurité. Il avait vu la rose. Il y avait quelque chose à côté, à l’endroit où Jake avait trouvé sa version de la clef, mais Roland n’en tint pas compte. Il ne voyait que la rose, poussant dans une touffe d’herbe tachée de peinture violette. Il tomba à genoux devant elle. Une seconde plus tard, Eddie le rejoignit à sa gauche, et Jake à sa droite.

La rose s’était enroulée sur elle-même pour la nuit. Mais au moment où ils s’agenouillèrent, les pétales s’ouvrirent lentement, comme pour leur souhaiter la bienvenue. La mélodie monta tout autour d’eux, comme un chœur d’anges.

 

 

13

 

Au début, tout se passa bien pour Susannah. Elle tint le coup, même après avoir perdu une bonne moitié d’elle-même – enfin, de la personne qui avait débarqué ici – et avoir retrouvé sa bonne vieille situation (cette situation d’odieuse soumission), à demi agenouillée et assise sur le trottoir répugnant. Elle avait le dos appuyé contre la palissade qui entourait le terrain vague. Une pensée sardonique lui traversa l’esprit – Il te manque plus qu’une petite pancarte en carton et un gobelet.

Elle tint le coup, même après avoir vu cette femme morte traverser la 46e Rue. La chanson l’avait aidée – la voix de la rose, à ce qu’elle avait compris. La présence d’Ote aussi l’avait aidée, cette chaleur contre elle. Elle caressait sa fourrure soyeuse, et la réalité de ce contact lui servait de point de repère. Elle se répétait sans cesse qu’elle n’était pas folle. Bon, d’accord, elle avait perdu sept minutes. Peut-être. Ou peut-être que cette fichue horloge avait juste eu un petit hoquet, qui lui avait remué les tripes. D’accord, elle avait vu une femme morte traverser la rue. Peut-être. Ou peut-être que c’était une camée complètement défoncée qu’elle avait vue, Dieu sait que ça courait les rues, à New York…

Une camée avec un petit asticot vert qui lui sort de la bouche ?

— Je l’ai peut-être imaginé, celui-là, dit-elle au bafouilleux. Non ?

Nerveux, Ote partageait son attention entre Susannah et les feux des phares qui défilaient, et qui devaient ressembler pour lui à de gros prédateurs aux yeux brillants. Il poussa un gémissement d’angoisse.

— Et puis les garçons seront bientôt là, de toute façon.

— Son, acquiesça le bafouilleux, de l’espoir dans la voix.

Pourquoi je ne suis pas allée avec eux, tout simplement ? Eddie m’aurait portée sur son dos, Dieu sait qu’il l’a déjà fait, avec ou sans le harnais.

— Je n’ai pas pu, murmura-t-elle. Je n’ai pas pu, c’est tout.

Parce qu’une partie d’elle avait peur de la rose. De s’approcher de la rose. Était-ce cette partie qui avait pris le dessus, pendant les sept minutes manquantes ? Susannah le craignait. Si c’était le cas, elle avait disparu, en tout cas. Elle avait repris ses jambes et elle avait tracé sa route, direction New York, autour de 1977. Mauvais signe. Mais au moins avait-elle emporté avec elle la peur de la rose, et ça c’était bon signe. Susannah ne voulait pas avoir peur d’une chose qui lui paraissait si puissante et si merveilleuse.

Une nouvelle personnalité ? Tu crois que la dame qui m’a amené ces jambes était une nouvelle personnalité ?

Une nouvelle version de Detta Walker, autrement dit ?

Cette perspective lui donna envie de hurler. Elle crut comprendre ce que devait ressentir une femme qui, cinq ans après une opération apparemment réussie de son cancer, se fait dire par son médecin que la radio montre une ombre au poumon.

— Ça ne peut pas recommencer, murmura-t-elle d’une voix frénétique tandis qu’un groupe de passants la contournait. Ils s’écartèrent tous sensiblement de la palissade, ce qui réduisit considérablement l’espace entre eux. Non, ça ne peut pas recommencer. Je suis une seule personne. Je suis… je suis réparée.

Depuis combien de temps ses amis étaient-ils partis ?

Elle tourna la tête vers l’horloge lumineuse. Elle indiquait 8:42, mais elle n’était pas certaine de pouvoir s’y fier. Le temps lui avait paru plus long. Beaucoup plus long. Peut-être qu’elle devrait les appeler. Juste un petit bonjour. Comment ça va, chez vous ?

Non. Pas question. Tu es un pistolero, ma fille. Du moins c’est ce que lui, il dit. C’est ce qu’il pense. Et tu ne vas le faire changer d’avis en te mettant à brailler comme une gamine qui vient d’apercevoir une couleuvre dans un buisson. Tu vas rester assise là et les attendre. Tu peux le faire. Tu as Ote pour te tenir compagnie, et tu…

Et c’est alors qu’elle le vit, debout de l’autre côté de la rue. Debout près d’un kiosque à journaux. Nu. Une énorme cicatrice en Y, recousue avec des grosses agrafes noires, démarrait à la hauteur des reins, remontait et formait une fourche au niveau du sternum. De ses yeux vides, il regardait vers elle. À travers elle. À travers le monde.

L’espoir que ce ne fût qu’une hallucination s’évanouit quand Ote se mit à aboyer. Il regardait droit dans la direction du mort nu.

Susannah renonça au silence et se mit à hurler le nom d’Eddie.

 

 

14

 

Lorsque la rose s’ouvrit, révélant un brasier écarlate lové entre ses pétales et un soleil jaune en son cœur, Eddie vit tout ce qui comptait.

— Oh mon Dieu, soupira Jake derrière lui, mais il aurait aussi bien pu se trouver à mille kilomètres.

Eddie vit de grandes choses et des coups manqués de peu. Il vit Albert Einstein enfant, quasiment renversé par le camion du laitier en traversant la rue. Un jeune garçon du nom d’Albert Schweitzer, sortant de son bain et évitant de justesse le savon qui avait glissé près de la bonde. Un oberleutnant nazi brûlant un morceau de papier sur lequel étaient inscrits le lieu et la date du Débarquement. Il vit mourir d’une crise cardiaque, sur une aire d’autoroute de l’Iowa, avec un sachet de frites McDonald sur les genoux, un homme qui avait l’intention d’empoisonner toutes les réserves d’eau potable de Denver. Il vit un terroriste, bardé d’explosifs, se détourner subitement d’un restaurant bondé, dans une ville qui pouvait être Jérusalem. Il avait regardé le ciel, et il avait été frappé par l’évidence qu’il s’étendait de la même façon au-dessus des justes et des injustes. Il vit quatre hommes sauver un petit garçon attaqué par un monstre dont la tête semblait constituée d’un seul œil gigantesque.

Mais le plus important, c’était le poids extraordinaire et croissant des petites choses, des avions qui ne s’étaient pas écrasés, aux hommes et femmes qui s’étaient trouvés au bon endroit au bon moment et qui avaient fondé des dynasties. Il vit des baisers échangés sous des portes cochères, des portefeuilles rendus à leurs propriétaires, des hommes arrivés au croisement de leur vie et qui avaient pris le droit chemin. Il vit mille rencontres fortuites qui n’avaient rien de fortuit, dix mille bonnes décisions, cent mille bonnes réponses, un million d’actes de gentillesse gratuits. Il vit les vieux habitants de River Crossing s’agenouiller dans la poussière auprès de Roland, pour obtenir la bénédiction de Tantine Talitha. Il l’entendit la prononcer, avec joie et dans la liberté. Il l’entendit de nouveau confier à Roland cette croix qu’il devait poser au pied de la Tour Sombre et prononcer le nom de Talitha Unwin à l’autre bout de la terre. Dans les plis brûlants de la rose, il vit la Tour même, et l’espace d’un instant, il comprit sa raison d’être : sa façon de distribuer ses rayons de puissance vers tous les mondes, comment elle les maintenait dans la stabilité dans le grand hélix du temps. Derrière chaque brique qui s’écrasait sur le sol plutôt que sur la tête d’un gamin, derrière chaque tornade qui évitait un camping, derrière chaque missile qui n’avait pas décollé, derrière chaque main qui avait retenu un coup, se dressait la Tour.

Et la douce chanson de la rose. Cette chanson qui promettait que tout irait bien, que tout irait bien, que toutes choses trouveraient leur juste place.

Pourtant il y a quelque chose qui cloche, se dit-il.

Sous l’harmonie de la mélodie pointait une dissonance tranchante, comme des éclats de verre brisé. Dans ce cœur chaud clignotait un méchant éclat violet, une lueur froide qui n’avait rien à faire là.

— Il y a deux pivots, dans l’existence, entendit-il Roland dire. Deux !

Tout comme Jake, il aurait pu se trouver à mille kilomètres de là.

— La Tour… et la rose. Pourtant elles ne sont qu’une seule et même chose.

— Une seule et même chose, acquiesça Jake.

Son visage était zébré de lumière vive, du rouge profond au jaune brillant. Pourtant Eddie crut apercevoir aussi cette autre lueur – un reflet violet et vacillant, comme un bleu. Il dansait sur le front de Jake, la seconde d’après sur sa joue, puis il tremblotait dans le creux de son œil. Il disparaissait, pour réapparaître sur sa tempe, comme la manifestation physique d’une idée noire.

— Qu’est-ce qui cloche ? Eddie s’entendit-il demander, mais il n’obtint pas de réponse.

Ni de Roland, ni de Jake, ni même de la rose.

Jake dressa un doigt et se mit à compter. Les pétales, à ce que vit Eddie. Mais ce n’était vraiment pas la peine de les compter. Ils savaient tous combien il y en avait.

— Il nous faut ce terrain, dit Roland. Qu’on en soit propriétaire, qu’on le protège. Jusqu’à ce que les Rayons soient rétablis et la Tour à nouveau en sécurité. Parce que tant que la Tour s’affaiblit, c’est la rose qui maintient tout en place. Et elle s’affaiblit, elle aussi. Elle est malade. Vous le sentez ?

Eddie ouvrit la bouche pour dire que bien sûr, il le sentait, et c’est alors qu’il entendit le hurlement de Susannah. Une seconde après, les aboiements frénétiques d’Ote se joignirent à sa voix.

Eddie, Jake et Roland échangèrent un regard, comme des dormeurs qui s’éveillent du plus profond des rêves. Ce fut Eddie qui se retrouva sur pied le premier. Il fit volte-face et se précipita vers la palissade, criant le nom de Susannah. Jake le suivit, ne s’arrêtant que pour extirper quelque chose de l’enchevêtrement de bardane dans lequel se trouvait auparavant la clef.

Roland s’autorisa un dernier regard déchirant en direction de cette rose sauvage qui poussait si courageusement au milieu de ce chaos de briques, de planches, de mauvaises herbes et de détritus. Déjà elle repliait ses pétales, dissimulant la lumière qui rougeoyait à l’intérieur.

Je reviendrai, lui dit-il. Je le jure par tous les dieux de tous les mondes, par mon père et ma mère, par tous les amis qui-furent, je reviendrai.

Pourtant il avait peur.

Roland pivota et courut jusqu’à la palissade, se frayant un chemin au milieu des débris avec une agilité inconsciente, malgré la douleur qui lui sciait la hanche. Tout en courant, une pensée lui revint, qui lui battit l’esprit comme un cœur emballé : Deux. Les deux pivots de l’existence. La rose et la Tour. La Tour et la rose.

Tout le reste était contenu entre elles deux, et tournait dans une complexité fragile.

 

 

15

 

D’un bond, Eddie se projeta par-dessus la palissade, atterrit en s’affalant de tout son long, sauta sur ses pieds et se retrouva devant Susannah sans s’en rendre compte. Ote aboyait toujours.

— Suze ! Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Il chercha de la main le revolver de Roland, mais ne trouva rien. Apparemment, les armes n’allaient pas vaadasch.

— Là ! cria-t-elle en pointant la main de l’autre côté de la rue. Je t’en prie, Eddie, dis-moi que tu le vois aussi !

Eddie sentit sa température de son corps s’effondrer. Ce qu’il voyait, c’était un homme nu, qu’on avait découpé et recousu lors de ce qui ne pouvait être qu’une autopsie. Un autre homme – vivant, celui-là – s’acheta un journal au kiosque, vérifia l’état de la circulation, et traversa la 2e Avenue. Il avait beau être en train d’ouvrir son journal pour jeter un œil aux gros titres, Eddie vit qu’instinctivement, il faisait un écart pour éviter le mort. Exactement comme ils font un écart pour nous éviter, nous, remarqua Eddie.

— Il y en avait une autre, murmura Susannah. Une femme. Qui marchait. Et il y avait un asticot, aussi. J’ai vu un asticot r… ramper…

— Regarde sur ta droite, fit la voix tendue de Jake.

Il était en appui sur un genou, à caresser Ote pour essayer de le calmer. Dans son autre main, il tenait quelque chose de rose et d’écrabouillé. Il était blanc comme un linge.

Ils regardèrent vers la droite. Un enfant s’avançait doucement vers eux, en zigzaguant. Le seul élément qui permettait d’affirmer qu’il s’agissait d’une fille était la robe rouge et bleue qu’elle portait. Quand elle fut plus près, Jake comprit que le bleu était censé figurer l’océan, et que les taches rouges représentaient des petits voiliers couleur bonbon. Elle s’était fait écraser la tête dans quelque accident cruel, écrasée au point d’en être plus large que haute. Ses yeux ressemblaient à du raisin broyé. Autour d’un de ses poignets pâles, elle portait un petit sac à main en plastique blanc. Le parfait petit sac à main qui disait « je m’apprête à passer sous une voiture mais je n’en sais rien ».

Susannah inspira profondément, visiblement sur le point de hurler. Cette noirceur qu’elle avait ressentie auparavant était à présent presque visible. En tout cas, elle était palpable ; elle en sentait la pression contre elle, comme de la terre. Pourtant elle voulait hurler. Elle devait hurler. C’était ça ou devenir dingue.

— Pas un bruit, lui chuchota Roland de Gilead à l’oreille. Ne la perturbe pas, cette pauvre petite. Pour ta vie, Susannah !

Le hurlement de Susannah expira en un long soupir horrifié.

— Ils sont morts, fit Jake d’une voix fluette et maîtrisée. Tous les deux.

— Les morts errants, confirma Roland. J’en ai entendu parler par le père d’Alain Johns. Ça ne devait pas être très longtemps après notre retour de Mejis, parce qu’après, il n’est pas resté beaucoup de temps… Comment dis-tu, Susannah ? « Avant que tout tourne en eau de boudin » ? Quoi qu’il en soit, c’est Chris l’Ardent qui nous a prévenus que si on devait aller vaadasch un jour, on verrait peut-être des errants.

Il désigna du doigt le mort nu, toujours de l’autre côté de la rue.

— Des types comme celui-là, qui ou bien sont morts trop brutalement pour comprendre ce qui leur est arrivé, ou bien qui refusent tout simplement de l’accepter. Tôt ou tard, ils finissent par avancer. Je ne pense pas qu’ils soient très nombreux.

— Dieu merci, lâcha Eddie. On se croirait dans un film de zombies de George Romero.

— Susannah, qu’est-ce qui est arrivé à tes jambes ? demanda Jake.

— Je n’en sais rien. Je les avais toujours, et puis une minute plus tard, j’étais redevenue comme avant.

Elle sembla prendre soudain conscience du regard de Roland et se tourna vers lui.

— Tu trouves ça drôle, chéri ?

— On forme un ka-tet, Susannah. Dis-nous ce qui s’est réellement passé.

— On peut savoir ce que tu insinues, au juste ? lança Eddie – avant qu’il n’en dise plus, Susannah le saisit par le bras.

— Tu m’as prise sur le fait, pas vrai ? dit-elle à Roland. D’accord, je vais tout vous dire. Si on se fie à cette drôle d’horloge digitale, là, eh bien pendant que je vous attendais, j’ai perdu sept minutes. Sept minutes et mes superbes jambes toutes neuves. Si je ne voulais rien dire, c’est que…

Elle hésita un instant.

— C’est que j’avais peur d’être en train de devenir folle.

Ce n’est pas de ça que tu as peur, pensa Roland. Pas exactement.

Eddie la serra brièvement dans ses bras et l’embrassa sur la joue. Il jeta un regard nerveux en direction du cadavre sur le trottoir d’en face (la petite fille à la tête écrasée avait heureusement repris sa route le long de la 46e Rue, vers les Nations unies). Puis ses yeux se posèrent de nouveau sur le Pistolero.

— Si ce que tu as dit auparavant est vrai, Roland, cette histoire d’engrenage du temps qui s’enraye, c’est très mauvais signe. Et si, au lieu de sept minutes, ce sont trois mois qui nous échappent ? Et si la prochaine fois qu’on atterrit ici, Calvin Tower a déjà vendu le terrain ? On ne peut pas se permettre de prendre ce risque. Parce que cette rose, vieux… cette rose…

Des larmes lui perlèrent au coin des yeux.

— C’est la plus belle chose qui soit au monde, compléta Jake.

— Dans tous les mondes, ajouta Roland.

Eddie et Jake seraient-ils rassurés d’entendre que ce glissement s’était sans doute produit uniquement dans la tête de Susannah ? Que c’était Mia qui avait pris le dessus pendant sept minutes, qui avait jeté un œil au décor, puis qui avait replongé dans son trou comme la marmotte dans Un Jour sans fin ? Probablement pas. Mais en scrutant le visage défait de Susannah, il vit une chose : ou bien elle savait ce qui se passait, ou bien elle avait de gros soupçons. Ce doit être l’enfer, pour elle, se dit Roland.

— Si on veut vraiment changer les choses, il va falloir s’y prendre un peu mieux que ça, fit remarquer Jake. Parce qu’au rythme où ça va, on ne vaut pas beaucoup mieux que ces errants.

— Et il faut aussi qu’on aille en 1964, rappela Susannah. Enfin, si on réussit à mettre la main sur mon fric. Est-ce qu’on peut, Roland ? Si Callahan a bien la Treizième Noire, est-ce qu’elle peut faire office de porte ?

Une porte vers la discorde, pensa Roland. La discorde et bien pire.

Mais avant même qu’il pût répondre, le carillon du vaadasch se mit à résonner. Les piétons de la 2e Avenue ne l’entendirent pas plus qu’ils ne virent les pèlerins assemblés près de la palissade, mais le cadavre de l’autre côté de la rue leva lentement ses mains mortes et les posa sur ses oreilles mortes, et ses lèvres se tordirent en une grimace de douleur. Et alors ils purent voir à travers lui.

— Accrochez-vous les uns aux autres, ordonna Roland. Jake, plante la main dans la fourrure d’Ote, le plus profond possible. Tant pis si ça lui fait mal !

Jake obéit, la tête vrillée par les notes de musique. Belles mais si douloureuses.

— C’est comme se faire dévitaliser une dent, mais sans novocaïne, lâcha Susannah.

Elle tourna la tête et, pendant quelques instants, elle put voir à travers la palissade. Elle était devenue transparente. Et derrière se trouvait la rose, les pétales refermés mais diffusant toujours cet éclat serein et splendide. Elle sentit Eddie lui glisser le bras autour des épaules.

— Tiens bon, Suze – quoi que tu fasses, tiens bon.

Elle attrapa la main de Roland. Pendant quelques secondes encore, elle vit la 2e Avenue, puis tout disparut. Le carillon engloutit le monde entier des choses et elle se retrouva à voler dans les ténèbres aveugles, entourée par le bras d’Eddie et la main serrée par celle de Roland.

 

 

16

 

Lorsque les ténèbres se furent dissipées, ils se retrouvèrent sur la route, à plus de dix mètres de leur campement. Jake s’assit lentement, puis se tourna vers Ote.

— Ça va, mon pote ?

— Ote.

Jake tapota la tête du bafouilleux. Il chercha les autres du regard et poussa un soupir de soulagement. Ils étaient tous là.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Eddie.

Au moment où le carillon s’était mis à sonner, il avait attrapé la main de Jake. À présent, pris entre leurs doigts entremêlés, il désignait un morceau de tissu rose chiffonné. Ça ressemblait à du tissu, mais ça avait aussi la consistance du métal.

— Je ne sais pas, répondit Jake.

— Tu l’as ramassé dans le terrain vague, juste après que Susannah s’est mise à hurler, lui dit Roland. Je t’ai vu faire.

Jake hocha la tête.

— Ouais. C’est bien possible. Parce que c’est là que se trouvait la clef, avant.

— Qu’est-ce que c’est, mon chou ?

— Une sorte de sac.

Il le brandit par les bandoulières.

— Je dirais que c’était mon sac de bowling, celui dans lequel je portais ma boule. Mais ça remonte à 1977.

— Il y a écrit quelque chose, sur le côté, fit remarquer Eddie.

Mais ils ne parvinrent pas à déchiffrer l’inscription. Les nuages bouchaient de nouveau le ciel et le clair de lune ne perçait pas. Ils retournèrent ensemble jusqu’au camp, cheminant doucement, tremblant comme des infirmes, et Roland refit du feu. Puis ils regardèrent de nouveau le sac de bowling rose.

 

RIEN QUE DES STRIKES

À L’ENTRE-DEUX-MONDES

 

disait l’inscription.

— Ça ne colle pas, dit Jake. C’est presque ça, mais pas tout à fait. Sur mon sac, il était écrit : RIEN QUE DES STRIKES À LENTRE-DEUX-QUILLES, c’est Timmy qui me l’a donné quand j’ai fait un 2-82. Il a dit que j’étais encore trop jeune pour qu’il me paye une bière.

— Un pistolero du bowling, fit Eddie en secouant la tête. On aura tout vu, pas vrai ?

Susannah prit le sac et passa la main dessus.

— Qu’est-ce que c’est, comme matière ? Au toucher, on dirait du métal. Et c’est lourd.

Roland, qui avait une petite idée de la fonction de ce sac, – sans pourtant deviner qui ou quoi l’avait placé sur leur chemin – dit :

— Mets-le dans ton sac à dos, avec tes livres, Jake. Et fais-y très attention.

— Et maintenant, que fait-on ? demanda Eddie.

— On dort, répondit Roland. Quelque chose me dit qu’on va être très occupé, pendant quelques semaines. Il faudra prendre du repos où et quand on pourra.

— Mais…

— On dort, répéta Roland en dépliant ses peaux.

Et c’est ce qu’ils finirent par faire, et ils rêvèrent tous de la rose. Tous sauf Mia, qui s’éclipsa dans les dernières heures d’obscurité et qui alla festoyer dans la grande salle de banquet. Et elle y festoya comme une reine.

Car après tout, elle mangeait pour deux.

Les Loups de la Calla
titlepage.xhtml
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_053.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_054.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_055.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_056.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_057.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_058.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_059.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_060.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_061.html